Rendre la terre à la mer. C’est devenu, non sans prudence, une injonction récurrente dans le discours de multiples observateurs du trait de côte. Xynthia est passée par là : aussi familière qu’impopulaire, on ne lui associe même plus le nom de tempête.
De cette nuit de février 2010, nous ne retenons ni les vents ni la marée, mais les dommages portés aux personnes et aux biens, en particulier dans les secteurs de Charron et de la Faute-sur-Mer. Ainsi que les stigmates, temporaires ou plus profonds, portés par les paysages eux-mêmes ; notre récente société littorale ne s’y était pas préparée, malgré son arsenal réglementaire et préventif. Le télescopage des dynamiques naturelles et l’imprudence des implantations côtières imposent désormais de changer de paradigme et de transformer notre conception de l’espace littoral. Mais la chose est plus facile à dire qu’à faire.
Sur les côtes de la Manche, la poldérisation a fait son œuvre. L’eau y est partout présente. Son écoulement inquiète. À chaque « coup de mer », on scrute les digues, on mesure les volumes de matériaux mobilisables pour renforcer la défense, on compare l’événement au précédent. De la Baie d’Authie à la vallée de la Saâne, j’ai arpenté ces paysages sans jamais douter de leur caractère éphémère.
Rendre la terre à la mer, de gré ou de force. De gré : étudiant, j’avais rêvé, dans les polders du Vimeu d’une reconquête par la mer des terrains du hâble d’Ault, un ancien port naturel qu’elle avait occupé jusqu’au XVIIIe siècle.
Un retour de la mer dans ces terres reconstituerait la frange littorale d’un marais maritime susceptible de protéger les lieux habités situés à proximité et en retrait, grâce à l’exhaussement des terres par le dépôt sédimentaire et à la réapparition d’une végétalisation spontanée. Offrant des opportunités pour une nouvelle agriculture, la formation raisonnée de ce nouveau paysage devait contribuer à réduire les risques de submersion. On n’agirait plus uniquement pour prévenir et contenir l’aléa par l’endiguement, mais aussi et de préférence, pour réduire la vulnérabilité des usages et des activités humaines.
Premières vagues
Quelques années plus tard, en 2010, une étude était lancée par le Syndicat mixte de la Baie de Somme, en charge de l’aménagement du littoral. L’institution avait à cœur de revoir sa stratégie de « défense du littoral », qui avait connu, entre autres, d’importantes inondations en 1990.
L’idée était d’ouvrir une ou plusieurs brèches dans le cordon de galets, suffisamment larges pour permettre un échange tidal quotidien entre la mer et la lagune et la reconstitution d’un marais arrière-littoral. Cette nouvelle écriture du paysage amena la maîtrise d’ouvrage et ses partenaires à changer de regard ; on ne reniait pas l’histoire d’un espace un temps façonné par l’homme, ni à exprimer une capitulation, mais bien à engager une transition assumée et compatible avec l’évolution des dynamiques littorales.
La productivité et les plus values biologiques, écologiques et économiques admises par cette vision du paysage permettaient d’entrevoir un projet de territoire à long terme, à l’horizon 2040 : des usages maintenus et adaptés, comme la traditionnelle chasse à la hutte ou l’élevage bovin, et des activités nouvelles devenues envisageables, telles l’exploitation agricole de salicorne et d’autres végétaux marins, ou encore la production de biomasse algale.
Malgré la démonstration d’une vision cohérente et équilibrée de l’avenir du paysage, et de la nécessité d’une prévision à long terme, c’est-à-dire à l’échelle géomorphologique, il subsistait un blocage idéologique qui verrouillait la possibilité de projeter autrement. L’incertitude, localement entretenue par une remise en question des effets du changement climatique, devait confirmer le déni et l’immobilisme.
Imaginer la transition
Si la transition idéologique vers un nouveau rapport à la mer semble enclenchée, elle peine à se concrétiser, du moins en France (les opérations de recul stratégique sont assez nombreuses en Angleterre ou en Hollande). Toutefois, certains germes de changement apparaissent comme en Haute-Normandie où la basse-vallée de la Saâne a la particularité de ne plus être directement connectée à la mer. Le front de mer est constitué d’une route-digue et la Saâne rejoint la mer par un épibuse, soit un entonnoir bétonné de quarante centimètres de côté qui engendre des inondations récurrentes dans la basse-vallée, voire des submersions marines. Le fond de vallée large et plat, principalement agricole, accueille quelques implantations urbaines et industrielles. Il est enserré par deux coteaux asymétriques sur lesquels se font face Sainte-Marguerite-sur-Mer et Quiberville, deux bourgs littoraux préoccupés par l’avenir de leur vallée tout en contemplant la mer… parfois avec stupeur.
Dix années d’expertise hydraulique ont confirmé la nécessaire « réestuarisation » du cours d’eau : c’est-à-dire permettre à la mer de réinvestir les terrains arrière-littoraux et de clarifier l’embouchure de la Saâne. Dix ans d’études sans résultats opérationnels, dont l’application avait échoué pour diverses raisons conjointes : les rejets politiques, l’absence d’acceptation des habitants, les incompatibilités réglementaires, le coût des travaux. Le projet changea alors de main : le Conservatoire du Littoral le prit en charge dans le cadre d’une médiation, s’affranchissant de l’expertise techniciste de la reconnexion terre-mer afin de privilégier l’écriture d’un projet de territoire et de paysage sur l’ensemble de la basse-vallée. Ce projet consistait, dans ses grandes lignes, à réorganiser la station balnéaire et ses abords urbanisés, à adapter les usages existants et à favoriser l’émergence de nouvelles activités, ainsi qu’à restaurer l’écologie et le paysage de l’interface littoral et à s’ajuster aux effets du changement climatique en intégrant le recul du trait de côte. On osait même envisager, à l’horizon de quelques décennies, la suppression de la route du front de mer qui relie Quiberville à Dieppe.
En deux ans, le projet a remporté une adhésion soutenue et contribué à faire accepter la suppression de la buse et la reconstitution d’une lagune – en lieu et place d’un camping endigué mais régulièrement inondé. Ce fut aussi l’occasion de repenser l’ensemble du front de mer de Quiberville ; ou encore, d’envisager la relocalisation de certaines constructions.
Outre le nouveau regard porté sur ce territoire et les orientations formulées à l’égard de son évolution, l’important travail didactique et pédagogique d’illustration des possibles en matière de paysage a été déterminant. Il a contribué, d’une part, à nourrir le projet de territoire, et d’autre part à le faire connaître sous la forme d’un récit illustré de l’évolution des formes du paysage, se distinguant des considérations environnementales mais auxquelles il s’ajuste. Le pouvoir de l’image a permis de verser du rêve dans le réel et, selon les acteurs, de « donner envie », de se rassurer ou seulement de « se faire une idée plus juste »… ce qui jusque-là n’avait pu s’envisager.
Ces expériences montrent que le temps et l’échange favorisent l’acceptation : le moment de la discussion publique du projet n’est pas une période de tergiversation. Le temps essentiel et incompressible de la compréhension est plutôt celui d’une transition culturelle et d’une transmission entre générations.
De tels ajustements impliquent des transformations politiques, économiques et sociales en réponse à des problèmes de gestion de la nature. L’expression perceptible de ces évolutions est le paysage, dans ses dimensions biogéographique, sociale et culturelle.
Des bas-champs du Vimeu à la vallée de la Saâne, le paysage est déclencheur d’ajustements variés. Mais s’il n’apparaît pas encore comme un moyen d’action totalement opérationnel, il contribue à engager la transition pour un renouvellement du littoral ; la métamorphose des rivages s’imposant déjà, de gré ou de force.